Dans la situation actuelle de pandémie de Covid-19, l’histoire de la médecine permet d’apporter certains éléments qui peuvent s’avérer tout à fait éclairants. Parfois, les résonances peuvent même être troublantes. Voyons cela avec le cas de la saignée, à partir notamment du chapitre « La convergence historique de l’épidémiologie et de la médecine clinique, de Pierre Louis à l’AMBRE » de l’épidémiologiste Alfredo Morabia dans l’ouvrage L’émergence de la médecine scientifique dirigé par la philosophe Anne Fagot-Largeault.
François Broussais promoteur de la saignée
Dans la première moitié du XIXe siècle, une controverse opposa les médecins François Broussais et Pierre-Charles Alexandre Louis sur l’intérêt thérapeutique de la saignée. Cette pratique était ancienne et a connu un regain d’intérêt avec la Renaissance. Elle reposait sur l’antique théorie des humeurs, selon laquelle quatre « humeurs » circulaient dans le corps : le sang, le phlegme, la bile jaune et la bile noire. Selon cette théorie, la santé se trouvait dans l’équilibre de ces humeurs, et la maladie dans leur déséquilibre. Les saignées, pratiquées notamment à l’aide de sangsues, étaient supposées rétablir l’équilibre dans le cas de multiples maladies.
Broussais, pour lequel toute maladie procédait d’une inflammation, a été un promoteur zélé de la saignée, et sous son influence, la France a utilisé plusieurs dizaines de millions de sangsues chaque année au début du XIXe siècle ! Ses arguments en faveur d’une telle pratique reposaient, disait-il, sur l’observation clinique et l’anatomopathologie, comme il l’expliquait par exemple dans son ouvrage de 1816 Histoire des phlegmasies ou inflammations chroniques, fondée sur de nouvelles observations de clinique et d’anatomie pathologique, dans lequel il décrivait recourir de manière habituelle à la saignée, notamment pour des maladies pulmonaires. Notons qu’il y expliqua à plusieurs reprises que la saignée ne devait pas être pratiquée lorsque l’état du malade s’était déjà trop aggravé, car cela ne ferait que l’affaiblir : « La saignée qui, placée à temps, aurait pu le [un patient] soulager, ne fut point essayée, parce qu’il était déjà a moitié asphyxié » (p. 133). Ainsi la saignée était, pour Broussais, un traitement qui devait être employé tôt dans le développement de la maladie pour être efficace.
Pierre Louis et le recours à la « médecine numérique »
Cependant, une telle pratique était également critiquée, l’observation clinique pouvant aussi bien laisser penser que le « remède » avait plutôt tendance à aggraver le mal. C’est à ce moment-là que Louis est entré en scène. Après plusieurs années d’observation à l’hôpital de la Charité, il a publié, d’abord sous la forme d’un article en 1828 puis sous la forme d’un livre en 1835, des Recherches sur les effets de la saignée dans quelques maladies inflammatoires et sur l’action de l’émétique et des vésicatoires dans la pneumonie. Ayant récolté des données sur plusieurs dizaines de patients atteints de pneumonie traités par saignée et dont plusieurs sont décédés tandis que d’autres ont guéri, il posait la question suivante : « Que fallait-il faire […] pour savoir si la saignée avait une influence favorable sur la marche de la pneumonie, et connaître le degré de cette influence ? » (p. 70) Il a alors classé les données recueillies dans des tableaux selon la méthode suivante, qui répond à sa question : « Évidemment rechercher si, toutes choses étant égales par ailleurs, les malades saignés le premier, le deuxième, le troisième, le quatrième jour de l’affection, guérissaient plus promptement et en plus grand nombre, que ceux qui avaient été saignés plus tard. Il fallait encore procéder de la même manière pour apprécier l’influence de l’âge ou, plus généralement, d’une circonstance quelconque, sur les effets appréciables de la saignée » (p. 70-71). Il devait alors, dit-il, « grouper les sujets qui se trouvaient dans des circonstances semblables, puis ceux qui se trouvaient dans des circonstances un peu différentes ; prendre la moyenne de la durée de l’affection chez les uns et chez les autres ; comparer et conclure » (p. 71).
Louis a donc procédé à des calculs statistiques sur deux groupes de patients, afin de pouvoir les comparer, en les distinguant selon la période d’évolution de la maladie à laquelle ont commencé à être pratiquées les saignées. Le résultat fut le suivant : le taux de décès était significativement supérieur (44%) chez les patients saignés entre le premier et la quatrième jour, comparativement aux patients saignés entre le cinquième et le neuvième jour (25%).
Louis n’alla pas jusqu’à invalider complètement l’intérêt thérapeutique de la saignée. Prudent, il se contenta d’en souligner l’intérêt bien plus limité que celui que la seule observation clinique était supposée lui attribuer : « l’étude des symptômes généraux et locaux, la mortalité, et les variations de la durée moyenne de la pneumonie, suivant l’époque à laquelle les émissions sanguines furent commencées ; tout dépose des bornes étroites de l’utilité de ce moyen de traitement, dans la pneumonie » (p. 21).
Clinique et épidémiologie
Plus tard dans le XIXe siècle, tout en s’étant montré hostile aux statistiques, Claude Bernard a posé également la question de la méthode de vérification de l’attribution d’un effet thérapeutique à une pratique curative. Dans son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale de 1865, on peut lire : « Un médecin qui essaye un traitement et qui guérit ses malades est porté à croire que la guérison est due à son traitement. Souvent des médecins se vantent d’avoir guéri tous leurs malades par un remède qu’ils ont employé. Mais la première chose qu’il faudrait leur demander, ce serait s’ils ont essayé de ne rien faire, c’est-à-dire de ne pas traiter d’autres malades ; car, autrement, comment savoir si c’est le remède ou la nature qui a guéri ? » (p. 341) Là encore, la méthode comparative s’impose donc, à tel point que pour Bernard, elle constitue « la condition sine qua non de la médecine expérimentale et scientifique » (ibid.).
Cela ne signifie pas pour autant que ce que l’on appelle aujourd’hui l’essai clinique contrôlé randomisé (voir Austin Bradford Hill, Principles of Medical Statistics), qui présente tout son intérêt en épidémiologie, constitue l’alpha et l’omega de la médecine. Sur le plan méthodologique, il permet cependant d’éviter de tomber dans le genre d’illusion décrit plus haut comme avec la saignée, et de vérifier aujourd’hui, par exemple, que l’on n’attribue pas à tort à certaines molécules des vertus qu’elles n’ont peut-être pas. L’apport de cette méthode épidémiologique à la clinique est probant. Pour autant, l’épidémiologie ne saurait se passer d’une nosographie établie à partir de la clinique, ni se substituer au colloque singulier de la relation médecin/patient.e. En s’inspirant d’un propos de Kant dans la Critique de la raison pure, on pourrait dire que l’épidémiologie sans la clinique est vide, tandis que la clinique sans l’épidémiologie peut tendre à s’aveugler, a fortiori, peut-être, en situation d’urgence.