Cet article a initialement été publié en mars 2011 sur amouretsexualite.com.
Après la diffusion sur France 2 le 24 février dernier du documentaire de Jean-Michel Carré « Sexe, amour et handicap » (1), la question de l’assistance sexuelle pour les personnes handicapées continue de faire débat.
Au lendemain de la diffusion du documentaire de Jean-Michel Carré, le fondateur de la Coordination Handicap et Autonomie Marcel Nuss intervenait sur le tchat du site web du journal Libération (2). Il y a développé plusieurs arguments en faveur de la création du statut d’assistant sexuel en France, l’assistance sexuelle étant à ses yeux essentielle et vitale pour les personnes handicapées.
Quoi que moi-même favorable à la création du statut d’assistant sexuel en France, certains de ses arguments m’ont paru discutables, ce dont je lui ai fait part en lui écrivant via son site (3). Je l’invitais en outre à lire mon premier article sur cette question (4). Il m’a alors répondu en précisant certains points, et en m’autorisant à citer notre échange et ses propos.
« L’assistance sexuelle n’a rien à voir avec de la prostitution »
Voici un premier argument qui cherche à distinguer tout à fait l’assistance sexuelle de la prostitution. On peut comprendre la démarche, compte tenu de l’image peu reluisante dont est entachée la prostitution. Ramener l’assistance sexuelle à la prostitution est en outre ce à quoi procèdent certaines associations féministes, en raison de quoi elles se positionnent contre l’assistance sexuelle pour les personnes handicapées, étant plus globalement contre la prostitution considérée comme une violence faite aux femmes. Pour, semble-t-il, bien distinguer l’assistance sexuelle de la prostitution, Marcel Nuss ajoute qu’il « ne s’agit pas de procurer l’orgasme » (2).
J’ai déjà dit dans mon précédent article en quoi, selon moi, l’assistance sexuelle relève bien d’une forme de prostitution, même si elle présente des particularités absentes de la prostitution traditionnelle. Car il reste qu’il s’agit d’un service sexuel monnayé.
Mais la distance prise avec la possibilité de l’orgasme soulève un autre problème. En effet, on se trouve là devant un paradoxe : désexualiser en quelque sorte une assistance pourtant caractérisée comme sexuelle, afin de la rendre acceptable. Ce n’est pas seulement avec la prostitution qu’il faudrait prendre ses distances, mais avec la sexualité d’une manière plus générale.
Or, de deux choses l’une : ou l’assistance sexuelle est bien sexuelle, ou elle ne l’est pas, et dans ce cas elle ne consistera qu’en des pratiques sans connotation érotique. La suite de l’argumentation de Marcel Nuss lors du tchat sur le site de Libération montre combien celle-ci oscille entre sexualité et soin, et se trouve mal à l’aise avec le fait que, dans d’autres pays européens, des prostituées pratiquent l’assistance sexuelle. On passe ainsi de l’affirmation selon laquelle l’assistance sexuelle n’a rien à voir avec la prostitution, à celle selon laquelle l’assistance sexuelle n’a rien à voir avec les passes que proposent les prostituées. Cela ne signifie pas du tout la même chose, et en effet, compte tenu de l’encadrement de l’assistance sexuelle telle qu’elle est pratiquée par exemple en Suisse (formation obligatoire, connaissance des types de handicaps, réglementation des tarifs…), on ne peut assimiler une séance d’assistance sexuelle à une passe telle qu’on se la représente habituellement.
Le type de candidats à l’assistance sexuelle (ostéopathes, psychologues, kinésithérapeutes, infirmières) tend à faire de celle-ci une approche de soin, voire thérapeutique, ce en quoi elle ne relèverait donc pas de la prostitution. En effet, il s’agit de « permettent aux personnes handicapées d’entrer en contact avec leur corps, et donc de l’incarner », alors même que leur handicap (que l’on pense aux handicaps les plus lourds, qui, par exemple, ne permettent pas aux personnes de se masturber) est source de désincarnation et de déstructuration. Et pour les prostituées qui sont candidates ? Celles-ci pratiquent la prostitution de façon libre et par choix, et ne font pas partie d’un réseau (Marcel Nuss pensent ici aux filières de l’Europe de l’Est, liées à des réseaux de criminalité). Soit. Il reste que ce sont des prostituées, ce qui fragilise la différenciation d’avec la prostitution.
Une assistance sexuelle désexualisée ?
Faire de l’assistance sexuelle une sorte de soin, dont le but ne serait pas du tout l’orgasme, conduit à s’interroger sur la caractérisation de cette assistance comme sexuelle. De la volonté à distinguer l’assistance sexuelle de la prostitution, on en arrive à une désexualisation de l’assistance sexuelle. Non seulement il ne s’agirait pas de procurer un orgasme, mais, dans l’échange que j’ai eu avec Marcel Nuss, celui-ci me précise que les pratiques sexuelles orales, que j’évoque dans mon précédent article, ne sont absolument pas préconisées dans la formation suisse. Elles seraient par ailleurs très peu pratiquées, sauf par certaines assistantes sexuelles issues de la prostitution.
Bien sûr, les assistantes et assistants sexuels ont chacune et chacun ses limites, de même que les personnes qui font appel à leurs services. Mais, dès lors que l’on entre dans le champ de la sexualité, il n’y a pas de raisons d’exclure a priori l’orgasme et les pratiques orales, pas plus que toute autre pratique sexuelle. Les seules limites aux pratiques sexuelles sont, comme pour toute personne, handicapée ou non, celles que chacun (se) fixe. Pour les personnes handicapées, entrent également en ligne de compte des limites liées au type de handicap (d’où l’importance d’une formation pour les assistants sexuels).
Les « caresses sensuelles » sont souvent citées comme l’une des pratiques de l’assistance sexuelle. On comprend qu’il ne s’agit pas seulement de massages tels que peuvent les pratiquer les kinésithérapeutes ou les ostéopathes. Mais « sensuel » doit-il s’entendre comme en-deçà de « sexuel » ? Est sensuel ce qui éveille les sens en procurant un plaisir lié au corps. Cela fait partie de la sexualité, qui ne se réduit pas à des pratiques directement sur les organes sexuels. Des caresses sensuelles peuvent par ailleurs provoquer érection ou lubrification vaginale. C’est qu’il s’agit de procurer du plaisir lié au corps, mais aussi d’éveiller le désir et l’excitation sexuels. Nous sommes là dans le champ de l’érotique (eros = désir).
La notion d’affectif est également souvent convoquée. On entre là dans un domaine plus large que celui de l’érotique, qui ne lui est pas nécessairement lié, mais qui n’est pas non plus exclus. Des personnes handicapées souffrent de manque affectif, et l’assistance sexuelle peut donner lieu à un échange affectif, tant par le regard que l’assistant(e) peut porter sur la personne handicapée, que par l’échange de gestes de tendresse (par exemple, prendre dans les bras). Mais s’il ne s’agit que de cela, alors l’assistance n’est pas sexuelle. Or, le statut réclamé par ses défenseurs est bien celui d’assistant sexuel, non d’assistant affectif.
Il n’y a pas de honte à avoir, ni à se sentir coupable, à aspirer à des échanges sexuels, par ailleurs affectifs ou non. A vouloir rendre présentable l’assistance sexuelle, il ne faudrait pas laisser entendre que la sexualité, avec tout ce qu’elle signifie, serait une mauvaise chose en soi. La sexualité peut donner lieu à des dérives criminelles, comme le viol ou des abus sexuels. Mais elle n’est pas en soi une dérive. Et elle n’en est pas non plus une lorsqu’elle est pratiquée par des personnes handicapées, quand bien même il existe encore aujourd’hui un tabou à ce sujet – tabou qu’il s’agit de combattre.
« Une exception à la loi » touchant le proxénétisme et le racolage
Comme je l’expliquais dans mon précédent article, la création du statut d’assistant sexuel en France devrait logiquement conduire à revoir la loi concernant le proxénétisme et le racolage, qui sont interdits (y compris le racolage passif). Or, Marcel Nuss parle du projet de loi sur l’assistance sexuelle comme d’une exception à la loi. Que peut signifier de faire une loi qui légaliserait une exception à une loi ? En toute rigueur, cela n’a pas de sens. Pour qu’une loi soit une loi, il faut que son principe soit général. Lorsque des situations n’ont pas été prévues par la loi, ou que la lettre de la loi peut donner lieu à diverses interprétations, il peut y avoir une jurisprudence. Mais celle-ci ne peut contrevenir à l’esprit de la loi, c’est-à-dire à son principe général. Sans quoi, elle perdrait son statut de loi. En effet, une loi assortie d’exceptions qui ne découleraient pas du motif sur lequel elle est fondée n’est plus générale, et partant n’est plus une loi. On ne peut soutenir intellectuellement l’idée d’une loi qui autoriserait à ne pas respecter la loi. Si l’on fait loi d’une exception qui contrevient à l’esprit d’une loi, on ne fait pas que modifier la loi : on détruit l’idée même de loi. Il s’agit donc plutôt de changer la loi pour créer le statut d’assistant sexuel, en revoyant la loi sur le proxénétisme et le racolage. Mais cela nous ramène à la prostitution, à l’écart de laquelle Marcel Nuss cherche à tenir l’assistance sexuelle.
« Droit de » et non « droit à »
Dans mon précédent article, je parlais du fondement sur lequel repose l’assistance sexuelle pour les personnes handicapées comme étant un droit à une vie sexuelle et affective. Je reprenais ce faisant les termes d’une pétition portée par le journal L’Express en juin 2008, intitulée « Tous solidaires avec les personnes handicapées » (5).
Or, dans la réponse qu’il m’a faite, Marcel Nuss ne défend pas un droit à, mais un droit de. La différence entre un droit à une vie sexuelle et affective, et un droit d’accéder à une vie sexuelle et affective, est importante. Avoir « droit à » signifie en effet que l’on peut exiger ce à quoi on a droit. Ainsi, si la vie sexuelle et affective relevait d’un « droit à », alors les personnes pouvant faire jouer ce droit seraient fonder à exiger une vie affective et sexuelle. Or, cela n’est pas concevable, car il faudrait obliger, par devoir, des personnes à avoir des relations sexuelles et affectives avec celles exigeant leur « droit à ». On ne voit pas en outre pourquoi seules les personnes handicapées pourraient faire valoir un tel droit.
Un « droit de », quant à lui, est une liberté. Il s’agit de ne pas être empêché par la loi de faire ou d’accéder à telle ou telle chose. Pour Marcel Nuss, c’est à cette acception du droit que doit répondre la création du statut d’assistant sexuel en France. Il se démarque donc de la formulation utilisée dans la pétition citée ci-dessus. Dont acte.
Une loi, puis une assistance sexuelle pour tous ?
L’assistance sexuelle est aujourd’hui demandée pour les personnes handicapées. Certaines d’entre elles n’ont en effet pas la possibilité de se masturber du fait de leur handicap, comme certaines n’arrivent pas à nouer des relations amoureuses. L’assistance sexuelle n’est pas la panacée, mais une réponse possible, parmi d’autres, à la frustration sexuelle, qui va dans certains cas de handicap lourd jusqu’à la privation. Partant, elle n’a pas vocation à être restreinte, en toute logique, aux personnes handicapées. Si les personnes handicapées gagnent un droit d’accéder à une vie sexuelle, et éventuellement affective, selon des modalités prévues par la loi, alors il n’y a pas de raisons que d’autres personnes, également frustrées sexuellement et n’arrivant pas à nouer des relations amoureuses, sans pour autant être handicapées, ne puissent faire prévaloir un tel droit, selon les mêmes modalités. Si le « droit à » n’est pas envisageable en ce qu’il ferait obligation pour d’autres à y répondre, et en quelque sorte à se dévouer, le « droit de » crée une liberté qui, partant, est universelle – du moins est-ce impliqué par le principe d’égalité des droits, l’un des fondements de la démocratie.
La prostitution et le problème du féminisme
Dès lors, encore une fois, si l’assistance sexuelle devient légale en France, c’est la loi sur la prostitution en générale qui doit être revue. Les associations féministes par ailleurs contre la prostitution l’ont bien compris. C’est pourquoi l’assistance sexuelle leur pose tant de problèmes, elles qui voient d’abord la prostitution comme une violence faite aux femmes : l’assistance sexuelle est aussi réclamée par des femmes handicapées qui sont en souffrance, des assistants sexuels sont des hommes. Cela vient mettre à mal la réduction de la prostitution à une pratique faite par des femmes pour le bon plaisir des hommes. Certes, la prostitution est surtout féminine. Mais il existe des hommes prostitués, pour des femmes mais aussi pour des hommes (prostitution homosexuelle). Le problème du féminisme lorsqu’il consiste à s’opposer aux hommes plutôt qu’à promouvoir l’égalité entre les sexes, est d’être sans arguments lorsque les hommes sont aussi concernés. On retrouve le même problème concernant les violences conjugales, presque systématiquement présentées comme le fait d’hommes contre des femmes, alors que les statistiques en la matière dans les pays occidentaux, montrent qu’un nombre important d’hommes se déclarent victimes de violence conjugale, et que la prévalence des violences conjugales est à peu près identique d’un sexe à l’autre dans les pays où cela a été mesuré, les différences résidant dans les façons dont la violence s’exerce, non dans le fait d’être ou non violent (6).
Ainsi, si l’on est contre la prostitution et pour son interdiction, l’argument de la violence faite aux femmes n’est pas suffisant, en ce qu’il méconnaît que la prostitution n’est pas toute féminine, ce que vient précisément mettre en exergue la question de l’assistance sexuelle pour les personnes handicapées.
Mise à jour 16/03/2013 : un excellent article de « Célinextenso » intitulé « Assistance sexuelle non merci : baisez-nous sans formation ».
(1) Voir la présentation de ce film ici.
(2) Voir « Handicap et sexualité : « que ceux qui en ont envie puissent en bénéficier » », Libération.fr, 25/02/2011.
(3) http://nussmarcel.fr/blog/
(4) Voir « Des assistants sexuels pour les personnes handicapées ? », Amouretsexualité.com, 12/02/2011.
(5) Voir « Le manifeste de L’Express : tous solidaires avec les personnes handicapées », L’Express.fr, 05/06/2008.
(6) Voir Murray A. Straus, Richard J. Gelles, Suzanne K. Steinmetz, Behind Closed Doors: Violence in the American Family, Transaction Publishers, 2006 ; Murray A. Straus, « Women’s Violence Toward Men is a Serious Social Problem », in Current Controversies on Family Violence, Sage Publications, 2005 ; Denis Laroche, Contexte et conséquences de la violence conjugale envers les hommes et les femmes au Canada en 2004, Institut de la statistique du Québec, 2007 ; La violence familiale au Canada : un profil statistique, Centre canadien de la statistique juridique, 2011 ; Guy Bodenmann, Barbara Gabriel, « Le bien-être des couples suisses », in Questions familiales, OFAS, n° 2/04, 2004 ; Alain Bauer (ss la dir. de), La criminalité en France : rapport de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales 2010, ONDRP / INHESJ, CNRS Editions, 2011.