L’affiche électorale du 7 mai prochain a un goût amer pour bien des citoyens français. Elle oppose clairement deux idéologies politiques, l’une libérale, l’autre d’extrême-droite, ou encore l’une qui s’inscrit dans la filiation des Lumières, l’autre contre les Lumières. Mais elle ne saurait épuiser l’ensemble des possibilités politiques, et beaucoup ne se retrouvent ni dans le libéralisme de M. Macron, ni dans le racisme et le nationalisme de Mme Le Pen.
Au-delà d’une lecture binaire favorisée par le duel Macron / Le Pen
Le deuxième tour de l’élection présidentielle se prête bien sûr à une lecture binaire de l’offre politique, dont les candidats jouent d’ailleurs tous les deux : le camp du progressisme contre la réaction pour l’un, celui de la nation contre le mondialisme pour l’autre. Mais la promotion de l’abstention, les slogans du « ni, ni », et les appels à voter contre Marine Le Pen qui ne sont pas des appels à adhérer à Emmanuel Macron, signifient que la distribution des idéologies politiques ne saurait se réduire à celle que pose les deux candidats.
Entre le libéralisme et l’extrême-droite, il existe un éventail d’autres voies. L’une d’elles reste à structurer conceptuellement et politiquement, et fait défaut dans l’histoire politique française de ces dernières décennies. Celle-ci se situe à gauche, et fait de la liberté l’étalon de ce qu’elle propose. La philosophe Sandra Laugier a ainsi posé l’appropriation du libéralisme politique et culturel comme l’axe du renouveau souhaitable de la gauche.
Liberté et égalité
L’idée de liberté ne va pas de soi à gauche. L’usage du mot « libéralisme » par Sandra Laugier pourrait faire croire aux lectrices et lecteurs trop pressé(e)s qu’il s’agit de ce que l’on connaît déjà et qu’incarne M. Macron : un libéralisme économique avec quelques atours sociaux. C’est que le mot « liberté » a été abandonné aux courants libéraux de droite. La gauche, elle, est plutôt identifiée à la défense de l’égalité, et c’est d’ailleurs en utilisant cette dichotomie que le candidat d’En marche ! a expliqué à des élèves la différence entre la gauche et la droite. C’est aussi parce qu’il prétend vouloir associer liberté et égalité qu’il se dit ni de droite ni de gauche, ou de droite et de gauche (son fameux « mais en même temps »).
Or, la différence droite/gauche ne repose pas tout entière sur la dichotomie liberté/égalité. Cette dichotomie est par ailleurs artificielle, et elle ne concerne que les courants politiques qui souhaitent valoriser la liberté contre l’égalité, ou l’égalité contre la liberté, qu’ils soient de droite ou de gauche. Dès lors, se dire de droite ou de gauche ne suffit pas à dire comment l’on se positionne par rapport à l’idée de liberté. De fait, le libéralisme d’un Emmanuel Macron ne situe pas son courant politique aux côtés du catholicisme réactionnaire d’un François Fillon, bien que l’on puisse à mon sens les classer tous deux à droite sur l’échiquier politique. De même, la défense des libertés par Benoît Hamon exclut de pouvoir le placer aux côtés de staliniens pour lesquels le concept de liberté individuelle est un concept bourgeois, bien que l’on puisse les classer à gauche sur l’échiquier politique.
L’opposition droite / gauche ne suffit pas
Le curseur spatial droite/gauche est donc insuffisant, et il faut lui en adjoindre un autre, temporel, pour ne pas réduire à cette binarité l’offre des idéologies politiques et pour comprendre les oppositions qu’il peut y avoir au sein de la gauche et de la droite. Ce curseur temporel se décline en progressisme, conservatisme et réaction. Le premier conçoit l’avenir comme différent et meilleur que le présent ; le second conçoit le présent comme devant être perpétué tel qu’il est ; et le troisième prône un retour au passé.
Ce curseur temporel traverse la distribution spatiale droite/gauche. En faisant de la liberté l’étalon de référence, on le déplacera en fonction de ce qu’il en est de la défense et de la promotion des libertés. Mais qu’est-ce qui distingue le libéralisme de droite d’une liberté de gauche ? La manière dont on la conçoit. À droite, la liberté repose sur l’idée de l’individu comme autofondé, et non comme production sociale, c’est-à-dire sur l’individualisme. Une pensée de gauche de la liberté, même individuelle, concevra l’individu comme fruit de son environnement social. Dans cette approche, le rôle de l’État est d’abord de garantir les libertés, pas seulement sur le plan juridique formel, mais aussi par le champ des possibles ouverts aux individus (y compris dans le champ des activités économiques) grâce à l’action sur les conditions sociales d’existence. Ce, afin que la liberté ne soit pas à géométrie très variable selon sa catégorie sociale. En ce sens, la défense des libertés est intimement articulée aux politiques mises en œuvre pour assurer l’égalité. Ce n’est pas le cas du libéralisme de droite, qui entrave concrètement la liberté de nombre de concitoyens pour accroître celle des plus favorisés, ce en quoi Emmanuel Macron ne peut se prévaloir d’être progressiste, mais plutôt conservateur.
Certes, on peut estimer qu’Emmanuel Macron s’inspire de la théorie de la justice de John Rawls, qui articule précisément liberté et égalité. Cependant, cette théorie reste abstraite et repose sur l’hypothèse d’individus ignorant leurs conditions sociales, qui fondent un contrat social à partir d’une très théorique « position originelle ». En ce sens, elle se situe du côté de l’idée d’un individu autofondé, qui est une pure expérience de pensée.
Limite de l’appel au front républicain
L’appel au front républicain perd aussi de sa pertinence dès lors que la sécurité de l’ordre républicain peut et a été convoquée pour porter atteinte aux libertés au nom de la lutte contre le terrorisme, avec notamment l’instauration d’un état d’urgence qui se prolonge et que Marine Le Pen, si elle est élue, aura beau jeu de perpétuer. La République est régulièrement invoquée, à droite comme à gauche, pour mettre à mal la démocratie, ce dont le curseur temporel permet de rendre compte. Convoquons plutôt un front de la liberté.
A l’heure du choix le 7 mai
A l’heure du choix pour le second tour de l’élection présidentielle, s’en remettre uniquement au curseur droite/gauche peut conduire à favoriser une régression du côté du curseur temporel, c’est-à-dire concernant les libertés, et la possibilité de les défendre publiquement. Certains « ni, ni », insatisfaits de la réduction du choix tel qu’il se présente pour le 7 mai, pourraient y perdre et ne plus avoir la possibilité de faire valoir d’autres orientations politiques ensuite.
Le choix du 7 mai est un choix du « champ de bataille », comme je l’ai lu sur les réseaux sociaux. Il y en a un qui est plus propice à la défense, non sans mal certes, des libertés, un autre plus propice à leur disparition. Que l’on soit de droite ou de gauche.