Article initialement publié en janvier 2013 sur amouretsexualite.com.
Dans un talk show télévisé sur la question de la pénalisation des clients de la prostitution, la journaliste Elisabeth Lévy a affirmé que le désir sexuel des femmes et celui des hommes sont différents, justifiant ainsi le rôle social de la prostitution. Réponse à cette idée reçue.
Le 20 janvier 2013, l’animateur Christophe Hondelatte a consacré la première partie de son émission « Hondelatte dimanche » sur la chaîne Numéro 23 à la question « Et si on interdisait la prostitution ? »
L’émission met face à face Karen, prostituée depuis une vingtaine d’années, et Patrick Jean, co-fondateur du réseau Zéromacho, réseau d’hommes contre la prostitution. L’émission comprend également des débatteurs et débatteuses, dont la journaliste et chroniqueuse Elisabeth Lévy.
Les désirs masculin et féminin fonctionnent différemment selon Elisabeth Lévy et une large majorité de Français(es)
C’est sur le propos suivant de cette dernière que je vais m’arrêter ici : « Le désir féminin et masculin, au cas où ça vous aurait échappé, ne fonctionnent pas pareil […] il y a quelque chose qui effectivement à mon avis ne fonctionne pas pareil, et ce qu’on essaie de faire avec cette histoire [de pénalisation des clients] […] c’est criminaliser le désir masculin ». Morgane Merteuil, secrétaire générale du Syndicat du Travail Sexuel (STRASS) et présente sur le plateau, a qualifié cette affirmation de bêtise. Et pour sûr, c’en est une.
La justification sociale de la prostitution par un supposé désir masculin plus impérieux que le désir féminin repose en effet sur l’idée d’une différentiation des désirs des hommes et des femmes inscrite dans la nature. Cette croyance est assez largement répandue à en croire la dernière enquête de l’INSERM, l’INED et l’ANRS sur la sexualité en France, réalisée en 2006, selon laquelle 75% des femmes et 62% des hommes continuent de penser que l’appétit sexuel des hommes est par nature plus important que celui des femmes (1).
Or, il ne s’agit là nullement d’un fait de nature, qui relèverait des gènes, des hormones ou du cerveau comme cela est souvent avancé, mais d’une croyance socialement fabriquée, à partir de laquelle la société conditionne des comportements différents chez les garçons et les filles.
Ce que la référence à la nature signifie
En effet, si le désir des hommes et celui des femmes devaient être par nature différents, cela signifierait qu’ils répondraient à des lois de la nature, qui pourraient s’énoncer ainsi : « tout homme, du fait de sa constitution d’homme, a un appétit sexuel très important » ; « toute femme, du fait de sa constitution de femme, a un appétit sexuel peu important ». Le principe d’une loi de la nature est qu’il n’y a pas d’exception dans le rapport de cause à effet. Ainsi, dans le domaine de la physique, le théorème d’Archimède énonce que tout corps plongé dans un fluide reçoit, de la part de ce fluide, une poussée de bas en haut égale au poids du fluide déplacé. Cela vaut pour tout corps (principe d’universalité) et il ne peut en être autrement (principe de nécessité). Dans le domaine de la biologie, et conformément au premier principe de la thermodynamique selon lequel il n’y a dans l’univers aucune création ni perte d’énergie, mais seulement des transformations d’énergie, tout processus biochimique d’une cellule vivante convertit nécessairement une partie de l’énergie mobilisée en chaleur. Cela vaut pour toute cellule, et il ne peut en être autrement.
Comment expliquer, dès lors, si l’appétit sexuel est déterminé par le sexe mâle ou femelle chez l’être humain, que ce supposé déterminisme ne soit ni universel (il ne s’applique pas à toutes les femmes d’une part ni à tous les hommes d’autre part sans exception), ni nécessaire (il peut en être autrement) ? Ainsi existe-t-il des femmes dont l’appétit sexuel est très important, tandis que l’on trouve des hommes pour lesquels il est peu important.
On pourra certes rétorquer que les femmes à l’appétit sexuel très important et les hommes à l’appétit sexuel faible sont minoritaires, et que la majorité des hommes ont un appétit sexuel plus important que celui des femmes. On se réfèrerait alors à une conception des régularités dans la nature (ou que nous percevons) plus probabiliste que strictement déterministe, mais il faudrait alors tout de même rendre compte des cas qui échappent à ces régularités, et de la possibilité même de pouvoir y échapper. De plus, quelles sont donc les statistiques en la matière ? Que savons-nous réellement de l’appétit sexuel des uns et des autres, même en termes de probabilité ?
Conditionnements sociaux et stéréotypes sexuels
Il ne suffit pas que les gens croient qu’il existe une réelle différence sexuée d’appétit sexuel pour que cette différence soit réelle. En revanche, l’origine de cette croyance, elle, est identifiable, non pas du côté de la nature, mais du côté des représentations sociales liées à une organisation sociale spécifique : la domination des hommes sur les femmes, incluant le contrôle social de la sexualité des femmes. La partition entre la figure de la « madone », femme pure et intouchable, et la « putain », femme impure et plus que touchable, en est un moyen. Cette partition participe des idées selon lesquelles les femmes n’ont pas de pulsions sexuelles, pas de fantasmes, ont des rapports sexuels seulement lorsqu’elles sont amoureuses et en couple – si ce n’est mariées –, du moins les femmes « biens ». Les autres, les « putains », qu’il s’agisse des maîtresses ou des prostituées, ne sont pas respectables car trop sexuelles. On peut encore entendre dire aujourd’hui d’une femme qui, tels certains hommes, multiplie les partenaires sexuels, que c’est une salope ou une pute (2).
Ces représentations sociales culpabilisent les désirs sexuels chez les femmes, ce qui peut conduire à des inhibitions et des névroses, et à l’adoption de comportements stéréotypés pour correspondre aux injonctions sociales. De la même façon, les représentations sociales dominantes concernant la sexualité chez les hommes fonctionnent comme des obligations qui leurs sont faites : multiplier les conquêtes, pratiquer une sexualité essentiellement physique et non affective, se montrer puissant, toujours prêt, etc.
On peut donc dégager, d’une façon générale, des comportements stéréotypés différenciés chez les hommes et les femmes, en particulier lorsque la pression sociale est forte. Mais d’une part, il s’agit de conditionnements sociaux, et d’autre part, il s’agit souvent de mimétisme : sont mimés les comportements attendus par la société en fonction de son sexe. Mais lorsque l’on creuse un peu, on trouve qu’une femme qui prétend ne pas fantasmer, est en réalité habitée de désirs sexuels vis-à-vis desquels elle culpabilise fortement et qu’elle recouvre d’une chape de plomb au point de ne pas former consciemment de scénarii imaginaires. Ou que tel homme qui joue les Don Juan souffre en réalité de ne pas vivre une histoire d’amour avec une femme qu’il pourra chérir.
Déculpabilisation des désirs sexuels des femmes
L’histoire, la sociologie et la psychologie rendent compte de tout cela. Elles permettent de comprendre que la prostitution n’est pas le fruit de désirs sexuels des hommes plus importants que ceux des femmes, ni une réponse sociale à ces supposés désirs. De même, elles expliquent que les personnes qui exercent la prostitution soient majoritairement des femmes et les clients majoritairement des hommes. Mais dès lors que les sociétés évoluent, que la sexualité des femmes est moins un objet de culpabilisation, que les femmes accèdent à une plus grande indépendance économique et financière et à l’égalité juridique, leurs comportements sexuels, globalement, sont moins inhibés, elles culpabilisent moins de laisser parler leurs désirs, elles trouvent un certain attrait à la pornographie, et certaines même paient des hommes pour des services sexuels.
Ce n’est donc pas pour des raisons de nature que la prostitution, c’est-à-dire les personnes qui vendent des services sexuels (3) comme celles qui les achètent, peut avoir droit de cité. Il s’agit là d’un argument fallacieux dont le paradigme est d’inspiration patriarcale, et qui s’inscrit dans un discours politiquement conservateur. La référence à la nature en matière sociale est en effet une façon de poser que l’ordre social est intangible, l’idée de nature recouvrant celle d’une invariance (l’idée d’un ordre divin joue le même rôle dans les positions conservatrices). C’est en revanche pour des raisons sociales, concernant en premier lieu les conditions sociales d’exercice des prostitué(e)s, que la prostitution doit être pleinement reconnue. Les schémas stéréotypés sur les différences entre les sexes n’ont en réalité rien à voir dans cette affaire – ni dans d’autres d’ailleurs.
(1) Nathalie Bajos, Michel Bozon (sous la dir. de), Enquête sur la sexualité en France : pratiques, genre et santé, La Découverte, 2008
(2) Comme souvent avec les mots stigmatisants employés par celles et ceux qui dénoncent tel ou tel comportement ou catégorie de population, les mots « salope » et « pute » sont réappropriés par les personnes stigmatisées, pour en renverser le jugement de valeur.
(3) Elles ne se vendent pas elles-mêmes (ou leur corps), ni même ne se louent, contrairement à ce que l’on peut entendre couramment. Elles ne cèdent en effet pas leur personne globale ni leur corps ou une partie de celui-ci au client, puisque lorsque le service sexuel est terminé, le client repart sans elles ni leur corps ; ce n’est pas non plus une location de soi, dans la mesure où il n’y a pas de troisième terme entre la personne du client et la personne de la ou du prostitué(e) qui permettrait au premier d’être en situation d’usufruit et à la ou au second(e) d’être en situation de nu-propriétaire. Or, il n’y a pas, en principe, d’usufruit ni de propriété sur une personne, et ce n’est qu’à ces conditions que notre société peut reconnaître la prostitution comme une activité légale. Les situations de traite et d’esclavage sexuel ne sont, quant à elles, pas légales, et ce sont ces situations qu’il conviendrait de combattre, au lieu de s’en prendre à la prostitution en tant que telle, celle-ci ne revenant pas nécessairement à la traite et l’esclavage sexuel dans le cadre de réseaux criminels.