Cet article a initialement été publié sur le site A Contrario (www.acontrario.net) en avril 2012.
Jugée fin mars 2012 par la cour d’assises du Nord pour le meurtre de son mari, une femme a été acquittée parce qu’elle subissait des violences conjugales, dont des violences sexuelles, depuis plusieurs années, et que le meurtre – un coup de couteau à la gorge – s’est produit lors d’une énième scène de violence lors de laquelle son mari l’a étranglée, giflée à plusieurs reprises, mordue. La légitime défense a été retenue, dans un contexte où les services de police auprès desquels la victime avait voulu porter plainte auparavant sont restés inactifs, l’invitant à ne déposer qu’une main courante, alors qu’elle avait l’œil tuméfié, mais qui ne saignait pas…
Cette histoire sordide est un exemple de plus non seulement des violences conjugales, mais des violences les plus graves, dans une relation de « terrorisme conjugal » pour reprendre les termes de Denis Laroche, qui, à partir de travaux réalisés par le sociologue américain Michael P. Johnson, effectue des études sur les violences conjugales à l’Institut de la Statistique du Québec. Il s’agit en effet d’une relation de contrôle et d’emprise qui s’appuie sur la peur et les fragilités de la victime pour la maintenir dans la relation destructrice. Et contrairement à ce que laisse entendre la question naïve souvent posée par des personnes extérieures à ces relations et qui n’ont pas idée des mécanismes d’emprise et de dépendance à l’œuvre, il n’est pas si facile d’en sortir et de fuir. Et ceci est vrai aussi bien pour les femmes que pour les hommes.
Dans un discours chargé d’émotion, l’avocat général a fait sentir l’enfer de ce genre de relation. Il a également pointé l’inaction de la police, qui a laissé cette femme seule avec elle-même et la violence qu’elle et ses enfants subissaient. Mais sortant du cadre de cette affaire particulière, il en a fait un symbole des violences conjugales faites aux femmes par des hommes. S’adressant à l’accusée, il dit : « Ce procès vous dépasse parce que derrière vous, il y a toutes ces femmes qui vivent la même chose que vous ». Il ajouta peu après : « Ici, dans les cours d’assises, on connaît bien les auteurs des violences conjugales. De leurs victimes, on n’a le plus souvent qu’une image, celle d’un corps de femme sur une table d’autopsie. »
Ainsi, l’avocat général ne plaide pas seulement la légitime défense pour l’accusée qui est une victime. Il ne fait pas non plus seulement percevoir ce que peut être une relation d’emprise au sein d’un couple, ni comment la violence s’y exerce. Il ne dénonce pas seulement l’inefficacité de la société à prendre en charge les cas de violences conjugales, et notamment les plus manifestement graves. Il accuse un sexe contre un autre. Ce qui fait dire à certaines féministes qu’en acquittant cette femme, le tribunal a reconnu que son cas n’était pas isolé – et certes il ne l’est pas – mais qu’il est « un phénomène de la société patriarcale ».
Le patriarcat désigne en premier lieu une organisation sociale où le pouvoir est détenu par les pères, c’est-à-dire par les hommes. La notion de « chef de famille » en était un marqueur. Dans les milieux féministes les plus radicaux, ce terme désigne la domination des hommes exercée sur les femmes, et sert de principe d’explication de l’organisation sociale, parfois en parallèle aux rapports de classes de la société capitaliste.
Nul doute qu’existent des formes d’oppression des femmes par les hommes, que, par exemple, certains anthropologues comme Claude Lévi-Strauss ont cru pouvoir justifier en en faisant un pré-requis à toute construction de la parenté, dans une conception de la société en général comme reposant sur l’échange des femmes par les hommes. Pour autant, réduire les violences conjugales dans les pays occidentaux à des violences faites aux femmes relève plus du discours idéologique que de la réalité sociologique.
Connaître la réalité des violences conjugales dans une société donnée n’est pas simple. Se pose ainsi la question des sources quand il s’agit de quantifier ces violences : les services de police, les enquêtes déclaratives de victimation, les associations d’aides aux victimes. Par ailleurs, on ne peut s’intéresser seulement à des aspects quantitatifs, mais aussi à des aspects qualitatifs, comme les types de violences (structurelles, situationnelles), la gravité de celles-ci, la perception subjective qu’en ont les personnes concernées, la dimension psychologique (les violences psychologiques, mais aussi les effets psychologiques des violences physiques et psychologiques).
Sur le plan quantitatif, les chiffres régulièrement avancés en France sont ceux des morts violentes au sein du couple, diffusés par le ministère de l’intérieur. En 2010, 146 femmes (84% des cas) et 28 hommes (16% des cas) ont été tué(e)s par leur conjoint(e) ou ex-conjoint(e). Ces chiffres sont habituellement transmis au public sous la forme d’un ratio par jour : 1 femme décède tous les 2,5 jours en moyenne, 1 homme tous les 13 jours. Sur la base de ces données, les violences conjugales sont décrétées violences faites aux femmes, et les violences subies par des hommes de la part de femmes sont considérées comme quantité négligeable, lorsqu’elles sont considérées.
Mais ces chiffres ne représentent qu’une part infime des violences conjugales, dont la quasi-totalité ne conduit pas à un homicide. Et lorsque l’on consulte la partie « Cadre de vie et sécurité » du rapport 2010 de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), réalisée avec l’INSEE, on constate que le rapport par sexe des violences dans le ménage (périmètre légèrement différent de celui du couple, mais qui l’inclut) n’a rien à voir avec celui que l’on peut établir à partir des homicides. Ainsi, l’ONDRP estime à 663 000 le nombre des femmes de 18 à 75 ans et 280 000 celui des hommes se déclarant victimes de violences physiques (violences sexuelles incluses) au sein de leur ménage sur deux ans. La part des hommes victimes dans le total des violences physiques ou sexuelles est donc évaluée à 30%, ce qui n’est ni insignifiant ni mineur. Parmi ceux-ci, 35 000 hommes sont estimés victimes spécifiquement de violences sexuelles dans leur ménage, contre 125 000 femmes. Les hommes représentent donc 22% des victimes de violences sexuelles d’après ces estimations.
Ces données présentent deux biais au moins concernant les violences conjugales : le périmètre porte sur le ménage et non sur le couple au sens strict d’une part, et d’autre part, l’appréciation de la violence des actes est laissée en partie aux personnes enquêtées (la question posée est : « est-il arrivé (…) qu’une personne qui vit actuellement avec vous, vous gifle, vous frappe, vous donne des coups ou vous fasse subir toute autre violence physique ? » – souligné par nous). Elles permettent cependant de mettre profondément en question l’assimilation systématique des violences conjugales à des violences uniquement faites aux femmes.
Au Canada, des enquêtes de l’Institut de la statistique du Québec et du Centre canadien de la statistique ciblent plus spécifiquement les violences conjugales, et cadrent plus précisément ce qui est désigné par « violences conjugales », en en faisant une liste, des moins graves au plus graves : être menacé(e) de violence, se faire pousser, empoigner, bousculer, gifler, donner des coups de pied, mordre, frapper, battre ou étrangler, être menacé(e) à l’aide d’une arme à feu ou d’un couteau, ou être forcé(e) à se livrer à une activité sexuelle.
Le document Prévalence et conséquences de la violence conjugale envers les hommes et les femmes publié en 2005 et analysant des données de 1999, rapporte que 6,1% des hommes et 7% des femmes au Canada déclarent avoir subi au moins un acte de violence conjugale (par leur conjoint ou ex-conjoint) dans les cinq années précédant l’enquête. Les proportions sont donc semblables. Si l’on prend l’ensemble des personnes concernées sur ces cinq années, et que l’on calcule la part par sexe, on obtient 56% de femmes et 44% d’hommes.
En 2011, avec des données datant de 2009, le Centre canadien de la statistique juridique a publié son rapport La violence familiale au Canada : un profil statistique, qui comprend un volet consacré aux violences conjugales. 155 000 hommes et 178 000 femmes se sont déclarés victimes de violences physiques ou sexuelles de la part de leur conjoint ou ex-conjoint, à partir des mêmes questions fermées que précédemment. Les proportions sont de 46% d’hommes et 54% de femmes.
Que ce soit à partir des données françaises ou des données canadiennes, il n’est donc pas possible de prétendre que les personnes qui subissent des violences conjugales sont exclusivement ou essentiellement des femmes, lorsque de un tiers à près de la moitié des cas déclarés sont des hommes, selon l’enquête à laquelle on se réfère.
Il faut désormais s’intéresser aux types de violence, pour voir s’il existe des différences significatives selon le sexe, et si oui lesquelles. Tout d’abord, les études canadiennes distinguent entre les violences situationnelles et les violences relevant du terrorisme conjugal. Les premières surviennent lors de conflits ponctuels, tandis que les secondes s’inscrivent dans une relation d’emprise, évaluée à partir de plusieurs critères : tentative de restreindre les contacts avec la famille ou les amis, propos blessants et rabaissement, jalousie, secret gardé sur le revenu familial, etc. L’étude de 2005 fait ressortir une première distinction : parmi les victimes du conjoint actuel, aussi bien chez les hommes que chez les femmes, on retrouve surtout des violences situationnelles, alors que parmi les victimes de l’ex-conjoint, là aussi chez les hommes comme chez les femmes, on retrouve plus largement des cas de terrorisme conjugal. Mais dans un cas comme dans l’autre, les femmes se déclarent plus souvent victimes de terrorisme conjugal que les hommes. D’une manière globale et sur cinq ans, plus de 324 000 hommes et près de 280 000 femmes ont été victimes de violences situationnelles, tandis que plus de 413 000 femmes et plus de 228 000 hommes ont été victimes de terrorisme conjugal. Les hommes représentent donc près de 54% des victimes de violences situationnelles et plus de 35% des victimes de terrorisme conjugal. Il y a bien ici des différences selon le sexe, mais qui ne permettent pas de dénier les violences subies par des hommes, pas même pour ce qui est du terrorisme conjugal où presque deux fois plus de femmes que d’hommes en sont cependant victimes. Cet écart résulte des cas de violences exercées par l’ex-conjoint, celui-ci n’étant pas significatif dans les cas de violences exercées par le conjoint actuel (pour 1 femme victime de terrorisme conjugal, 0,84 homme en est également victime).
Outre cette typologie des situations de violence, la gravité des violences est un autre critère à partir duquel on peut observer des distinctions selon le sexe. Les enquêtes canadiennes distinguent entre violences mineures et violences graves, sur une échelle dite des tactiques d’agression physique. Les violences mineures comprennent par exemple les menaces de coup, le jet d’un objet potentiellement blessant, le fait de bousculer d’une façon qui aurait pu blesser…, tandis que les violences graves comprennent entre autres les coups portés, les tentatives d’étranglement, l’utilisation d’une arme, les violences sexuelles… L’enquête de 2011 fait ressortir que la part des femmes se déclarant victimes de violences conjugales agressées sexuellement, battues, étranglées ou menacées à l’aide d’une arme à feu ou d’un couteau est nettement plus importante que celle des hommes, qui est en revanche nettement plus élevée concernant les coups de pied, les morsures ou le fait d’être frappé, notamment avec un objet. Les parts des hommes et des femmes déclarant avoir été poussé(e)s, empoigné(e)s, bousculé(e)s, giflé(e)s, menacé(e)s d’être frappé(e)s ou auxquel(le)s quelque chose a été lancé, quant à elles, sont proches. Les femmes sont donc surreprésentées par rapport aux hommes parmi les victimes des violences physiques les plus graves. Toutefois ces violences les plus graves représentent 22% de l’ensemble des violences conjugales physiques. Les violences dont la prévalence est la plus élevée sont classées comme mineures, mais dans ce que l’on peut considérer comme la partie haute de l’échelle des violences mineures (être poussé(e)s, empoigné(e)s, bousculé(e)s ou giflé(e)s). Elles représentent environ 35% des violences conjugales physiques, avec une part similaire chez les hommes et les femmes.
Les femmes se déclarant plus souvent victimes que les hommes de relations d’emprise donnant lieu à des violences physiques, elles sont donc aussi plus souvent soumises aux violences les plus graves, dont les violences sexuelles, plus susceptibles d’être perpétrées au sein des relations de terrorisme conjugal. Et en conséquence, elles déclarent plus souvent des blessures corporelles. 30% des victimes sont en effet blessées lors des violences, et parmi ces 30%, deux fois plus de femmes que d’hommes font état d’une blessure. Ici intervient sans doute la différence de force physique moyenne entre les hommes et les femmes, tant quant à la force des coups portés ou à celle employée pour contraindre l’autre, que quant à celle utilisée pour contrer les agressions de l’autre.
Sur le plan émotionnel, les violences conjugales physiques provoquent le plus souvent des conséquences émotionnelles (pour 70% des hommes et 91% des femmes). Ici intervient une dimension subjective, qui doit conduire à faire preuve de prudence dans l’interprétation de ces chiffres (élevés dans les deux cas) concernant l’écart entre les hommes et les femmes. Si, comme le souligne l’enquête, le fait que les femmes se déclarent plus souvent que les hommes soumises à des violences plus graves et plus répétées pourrait expliquer en partie cet écart, les constructions de genre, qui font injonction aux hommes de se montrer forts et de ne pas se plaindre, ne sont pas à exclure non plus.
Enfin, l’enquête canadienne aborde, rapidement, les violences psychologiques et l’exploitation financière. Des différences entre les hommes et les femmes sont repérables, et les femmes se déclarent plus souvent victimes de rabaissement ou de mots blessants. Elles déclarent aussi plus souvent, mais dans une moindre mesure, être empêchées de connaître ou d’avoir accès au revenu familial. Les hommes se déclarent quant à eux le plus souvent victimes de jalousie et de devoir dire à tout moment avec qui ils étaient et où, dans des proportions similaires aux femmes. Les hommes et les femmes subissent aussi dans des proportions similaires le fait que leur conjoint essaye de limiter les contacts que la victime entretient avec les membres de sa famille et ses amis.
Ces différentes enquêtes montrent donc que, s’il existe des différences entre les hommes et les femmes concernant les violences conjugales physiques et psychologiques, ces violences ne sont en rien spécifiquement le fait des hommes, qui en sont aussi victimes, et ce dans des proportions non négligeables. Si les femmes victimes de violences conjugales sont globalement plus souvent soumises à des relations d’emprise, à des violences graves et à des blessures, les hommes sont aussi soumis en nombre à ces formes de violence, auxquelles s’ajoutent les violences situationnelles. Il s’agit là d’une réalité sociologique statistiquement établie, depuis plus de 10 ans au Canada, et qui commence à poindre dans les enquêtes de l’ONDRP en France. Par conséquent, le discours qui fait des violences conjugales des violences faites aux femmes, revient à minimiser et banaliser les violences faites aux hommes, sinon à les dénier purement et simplement. En ce sens, ce discours constitue lui-même une violence faite aux hommes en général, et aux hommes victimes de violences conjugales en particulier. Inventant un clivage entre l’homme nécessairement agresseur et la femme nécessairement victime, et stigmatisant l’homme, il constitue un discours sexiste envers les hommes. Qui plus est, dans la mesure où ce discours est dominant, et où les structures d’aides aux victimes ciblent spécifiquement les femmes le plus souvent, les hommes victimes ont d’autant plus de difficultés à être pris au sérieux et à être crus, par un médecin, un service de police, une structure d’accueil. Sans compter les injonctions socialement construites qui enjoignent aux hommes de ne pas monter de faiblesses.
Au lieu d’appréhender les violences conjugales à travers un prisme de guerre des sexes, qui se justifie d’une référence au patriarcat, il convient de faire preuve de rigueur et de mettre de côté ses a priori. Il n’y a aucune raison pour que les femmes soient par nature douces et les hommes violents. Il existe des personnes plus susceptibles que d’autres de faire preuve de violence, dans leurs relations conjugales mais aussi plus largement dans leurs relations familiales, quel que soit leur sexe. De même qu’il existe des personnes plus susceptibles que d’autres de s’engager dans des relations conjugales où elles subiront des violences, là aussi quel que soit leur sexe. Pour les premières comme pour les secondes, comprendre ce qui les conduit à de telles relations s’avèrera plus constructif que de les figer dans des positions bourreau/victime.